Les confidences de la mercière (suite des histoires du Père Castor)
Les confidences de la mercière
La boutique de Madame Fernand
Quelques jours après la
conversation avec le Père Castor qui l’avait tant perturbée, la maman de
Framboise, après avoir déposé celle-ci à l’école, fit un détour pour passer à
la mercerie de Madame Landru. Si l’enseigne indiquait « mercerie »,
la boutique tenait en fait aussi de la droguerie, de la librairie, et du
magasin de jouets. Ce que l’on appelait naguère un « bazar » où, on
trouvait un peu de tout. Et, pour beaucoup d’habituées, c’était aussi un peu le
dernier salon où l’on cause. Les pipelettes du village y partageaient les
derniers potins avec la patronne, qu’elles appelaient madame Fernand, selon
l’habitude de donner aux femmes mariées le prénom de leur mari. Même si, en
l’occurrence, le sien était décédé depuis des lustres, et que la maman de
Framboise n’avait connu la boutiquière
que veuve. La dame avait dépassé la soixantaine, un peu forte, le teint
rougeaud. Elle trônait généralement derrière le haut comptoir de bois, tantôt
interpellant familièrement les clientes, le verbe haut, tantôt baissant la voix
pour partager quelque cancans avec une commère.
Quand la maman de Framboise entra dans la boutique, madame Fernand et deux
dames étaient ainsi lancées dans une conversation animée, et la jeune femme dut
attendre qu’elles terminent pour demander la bobine de fil dont elle avait
besoin pour repriser une salopette de sa fille. Elle flâna donc dans les rayons
d’ustensiles de ménage et de mercerie. Brusquement, elle sursauta. Entre des
laisses pour chien et des paquets de litière pour chats, elle venait de
découvrir une grappe de martinets, pendus à un crochet. Ils y étaient
évidemment depuis longtemps, mais, jusque là, elle ne les avait jamais
remarqués. Instantanément, les allusions du Père Castor aux punitions
corporelles lui revinrent en mémoire, et elle se détourna comme si elle avait
été prise en faute du seul fait de les regarder. Elle profita que les
cancanières avaient terminé leur bavardage pour demander ce dont elle avait
besoin à la patronne. Et quand elle expliqua l’accroc qu’elle voulait réparer,
celle-ci lança, avec un grand sourire : « Ah, ces gamins, y’a rien
à faire, ils abîment toujours leurs habits, hein, madame ! »
Ça existe encore !
La jeune femme acquiesça sans commentaire, mais ces mots, qui la ramenaient à la même question que la découverte des martinets, continuèrent à résonner dans sa tête alors qu’elle retournait vers chez elle. De plus, même si elle n’avait fait que les entrevoir, l’image des martinets s’imposait aussi dans son esprit. Surtout elle s’interrogeait : on vendait donc encore de tels instruments ? Étaient-ils vraiment destinés aux toutous ? L’idée l’indignait. Ou bien fallait-il croire que des parents puissent encore les employer pour des enfants ? L’hypothèse la scandalisait.
Pourtant, quand elle eut, quelques
jours plus tard, à repasser chez madame Fernand – c’était la seule boutique du
village – elle ne put s’empêcher de retourner vers le rayon concerné. Feignant
de rechercher de la litière pour son chat, elle
examina discrètement les instruments de plus près. Leurs manches, aux
couleurs un peu délavées, jaunes ou
bleus, avec ce petit renflement arrondi au bout, lui fit instantanément
penser au gland d’un sexe d’homme. L’idée la fit sourire et rougir. . Elle avança pourtant subrepticement la main
vers les lanières marron ou fauves, tâtant du bout des doigts ces langues de
cuir, brillantes et lisses sur une face et plus rugueuses sur l’autre. Ce
contact déclencha chez elle une sorte de brève décharge électrique. Elle retira
la main comme si ces souples langues de cuir eussent été brûlantes et se
précipita vers le comptoir, oubliant au passage de prendre la litière.
« On en vendait beaucoup ! »
Quand la mercière lui demanda ce dont elle avait besoin, elle était tellement troublée qu’elle hésita avant d’improviser :
« Euh … des aiguilles, pour repriser, madame... »
La commerçante lui présenta deux modèles, et, commenta d’une voix distraite :
« Ah, on n’en vend plus beaucoup, d’nos jours ... »
Et comme la cliente semblait ne pas comprendre à quoi elle faisait allusion, elle précisa sans ambages :
« Dans l’temps, l’martinet, ça s’vendait j’dirais comme des p’tits pains ! »
Accompagnant ces mots d’un rire sonore qui fit tressaillir sa poitrine généreuse. Sans que sa cliente eût répondu, elle poursuivit, presque hilare :
« J’vous dirais que du temps d’mon défunt mari – dieu ait son âme – on les faisait venir par grosses ! »
Elle dut se douter que la cliente ne comprenait pas. Pédagogue en son genre elle expliqua :
« Ben oui, une «grosse », c’est une douzaine de douzaines, vous voyez ma p’tite. C’est rigolo, mais en c’temps là, ça s’vendait comme les œufs, par douzaines. Eh ben j’me souviens que bien souvent, on devait en recommander en cours d’année ! »
Cette fois, la maman de Framboise crut poli d’émettre un
« Ah vraiment ? »
qui ne l’engageait à rien mais qui suffit à faire repartir la marchande dans ses souvenirs :
« Faut dire qu’en c’temps là, j’pense bien qu’y en avait un dans presque toutes les maisons du village, et faut croire qu’ils étaient utilisés, puisque bien souvent les mamans les remplaçaient. »
Une nouvelle fois, elle fut agitée d’un hoquet de rire en s’esclaffant :
« A moins que les gamins les aient cachés ….ou bien coupé les lanières... »
Le neveu puni
L’idée semblait beaucoup l’amuser, et, sans que la cliente eût à l’interroger, elle poursuivit :
« Ça arrivait, vous savez. J’me souviens que mon neveu, un sacré bandit entre nous, ben c’est c’qu’il avait fait ! Et l’plus fort c’est que quand ma sœur a retrouvé le martinet avec les lanières coupées presque à ras du manche, y’a eu l’culot de dire que c’était sûrement le chien qui les avait bouffées ! »
Cette fois, elle riait aux éclats, en se frappant les cuisses en cadence, les larmes aux yeux tant elle s’amusait de ce souvenir. Il faut dire que l’histoire m’avait, moi aussi, fait rire, quoiqu’avec un peu plus de retenue. Elle retrouva son sérieux pour poursuivre :
« En tout cas, il n’a pas recommencé, j’peux vous l’garantir. Je l’revois encore arriver ici, tout penaud, en pleurnichant et me dire « Tata ...maman m’envoie acheter un ...un … » Il arrivait pas à le dire, l’pauvre gamin, tant il hoquetait. Il m’a juste montré c’qu’il voulait, enfin ce que sa maman voulait, avant de m’expliquer c’qu’il avait fait ! Faut dire que ma sœur – elle n’est plus d’ce monde aujourd’hui, que l’bon dieu ait soin d’elle, amen – elle avait la main leste »
Madame Fernand était passée en un clin d’œil de l’hilarité à l’émotion, elle avait même ébauché un vague signe de croix, faisant voleter sa main d’un sein à l’autre. Elle poursuivit ses souvenirs :
« Il me faisait presque pitié, l’petiot, tellement il avait peur. Mais, qu’est ce que vous voulez, j’pouvais pas r’fuser la vente, hein. J’lai consolé un p’tit peu, j’lui ai même donné un bonbon … puis il est reparti, l’martinet sous l’bras. Ma sœur lui avait bien précisé : « et tu dis à Tata de ne pas l’mettre dans un sachet hein ! Comme ça on saura c’qui va t’arriver, vaurien! Et l’pauvre gamin a traversé le village ainsi, tout pleurnichant, avec le martinet qui allait servir, il le savait bien ! »
L’anecdote ne faisait pas rire la maman de Framboise, elle était même horrifiée, et ça devait se voir, puisque la mercière précisa :
« Ça, oui, elle n’y allait pas de main morte, ma sœur ! J’lui ai même dit, cette fois là, qu’elle y allait fort. Le lendemain, quand j’ai revu l’gamin, oh mon dieu, ses cuisses étaient marquées, vous pouvez pas imaginer ! Faut s’rappeler qu’alors, les garçons portaient des culottes courtes jusqu’au moins quinze ans vous savez. Alors, quand ils avaient reçu une volée, ben … ça s’voyait ! »
Et, comme si elle voulait en quelque sorte être objective, elle ajouta :
« Mais y’avait pas qu’ses cuisses qui avaient pris la volée, ah ça non ! J’le savais bien, pensez, pour la Julie – elle s’appelait Julie, que Dieu ait son âme – comme pour nous toutes, la raclée, c’était cul nu ! »
Cette fois, son interlocutrice ne put réprimer une exclamation d’horreur. Madame Fernand écarta les bras avec un grand soupir :
« Ben … en c’temps là, c’était comme ça, vous savez. Ça étonnait personne. Les gamins, j’peux vous l’dire, ça les étonnait même pas. Une bêtise, et vlan ! La déculottée ! Même pour les mamans qui n’utilisaient pas le martinet. Hop ! La culotte était baissée, l’gamin courbé sous l’bras, et panpan ! Voilà tout ! »
Mais elle tint aussi à rassurer la cliente :
« Oh, faut pas vous mettre martel en tête, ma petite, ils n’en mouraient pas, vous savez. Et avoir les fesses bien souvent rouges, ça les empêchait pas d’recommencer leurs bêtises, même quand ils savaient bien c’qu’ils risquaient ! Mais surtout, j’peux vous l’dire, eh ben ils n’en voulaient pas aux parents, j’le sais bien avec les miens !
« Fallait qu’ils marchent droit »
Spontanément, la maman de Framboise lui demanda alors :
« Parce que vous aussi, madame Fernand ? »
« Comment ça, moi aussi ? »
« Eh bien … vous ...enfin ...vous en aviez un ? »
« Ah ben bien sûr ! Vous pensez bien ...j’en vendais, alors ! »
Un large sourire éclaira son visage quand elle ajouta :
« J’sais ben qu’on dit qu’les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés hein. Mais j’avais trois gosses, vous savez, deux garçons et une fille, alors, fallait bien qu’ils marchent droit ... »
Soudain, elle leva le doigt vers le ciel comme pour apporter une précision importante . Elle voulait défendre sa conscience professionnelle:
« Mais attention, hein, j’ai jamais utilisé ceux du magasin !J’avais le mien. D’ailleurs, il était toujours pendu là, dans l’arrière boutique ... »
Elle désignait
d’un geste la réserve, séparée du magasin par un simple rideau. Comme elle
l’expliqua presque benoîtement, les deux
époux travaillant toute la journée au magasin, quand ils estimaient devoir
corriger leurs enfants, eh bien ça se passait là, dans l’arrière
boutique.Encore qu’elle concédait qu’il y avait parfois ce qu’elle appelait,
presque drôlement, la « fessée d’avant dodo », flanquée à la maison.
Pour les premières, les garçons baissaient prestement leur culotte et leur
slip, la petite fille relevait sa jupette et baissait sa petite culotte. A la
maison, c’était le pyjama qui était baissé. Mais, précisait elle, cette fois
avec une sorte de perversité, les petits craignaient plus les corrections
reçues au magasin. Avec le risque que des clients entendent les claques – « ça
fait un bruit caractéristique, vous comprenez » – quand il s’agissait
de « petites fessées » ou des pleurs quand le martinet était
décroché. Au point, souriait-elle, que, pour les enfants, recevoir leur raclée
à la maison, c’était presque un privilège !
Elle me semblait être nostalgique en se
remémorant son passé. Et revenant au fameux martinet pendu dans l’arrière
boutique, elle murmura, comme pour elle-même mais assez fort pourtant pour
qu’on l’entende :
« Et il était souvent décroché, j’peux vous l’dire ! »
Mais surtout elle souffla, tout en se mettant les deux mains contre la bouche :
« ...et pas que pour les gamins ! »
Pas que pour les gamins !
Que pouvait-elle entendre par là ? La jeune femme n’osait pas lui poser la question. Mais son regard dut parler pour elle puisque madame Fernand’ soupira :
« Eh
oui ...vous comprenez, c’était une autre époque ...ça nous semblait normal, je
veux dire aux femmes de ma génération. Mon Fernand, il considérait être le chef de famille, vous voyez. Ça
valait pour les gamins, même si souvent c’était c’est moi qui étais à la manœuvre, surtout
quand ils étaient petits, mais ...eh ben ça valait aussi pour son
épouse... »
Elle poursuivit, les yeux un peu dans le vague, comme si elle parlait pour elle-même :
« C’est vrai que j’étais parfois rebelle, vous savez. J’avais tendance à hausser parfois le ton quand je n’étais pas contente. Mon Fernand, lui, jamais. Mais quand il estimait que j’avais dépassé les bornes, et ça arrivait souvent, il avait une façon de me regarder puis de montrer l’arrière boutique d’un mouvement de menton que j’ai vite appris à comprendre... »
Là, la maman de Framboise osa quand même l’interroger :
« Vous ...vous voulez dire que vous aussi …là ? »
Elle ne se démonta en rien :
« Ben oui ! Faut dire qu’on passait toute la journée ici n’est ce pas. Et en plus, j’dois bien dire que finalement j’préférais que ça ce passe pas à la maison, avec les enfants présents ! »
Devinant l’objection avant même qu’elle eût été formulée, elle y répondit, presque en riant :
« Pas au milieu du magasin, bien sûr ! Quand même ! Mais, y’a souvent des moments creux dans la journée… Alors Fernand allait retourner la pancarte de la porte côté « fermé » et on passait dans la réserve. Oh, ça ne lui prenait pas beaucoup de temps, allez ! Et puis, avec l’habitude, j’savais bien c’que j’avais à faire. J’me r’troussais en vitesse, et ...il voyait la lune comme il disait en plaisantant »
Comme si elle tenait à ne rien omettre, elle précisa, sans rougir le moins du monde :
« A l’époque, j’vous parle de ça y a presque cinquante ans hein, les femmes, on était presque toujours en tablier, avec juste une combinaison dessous. Des tabliers en coton, pas ces machins en nylon qui ne sont arrivés qu’après la guerre. Et bien plus longs que ceux d’aujourd’hui, vous comprenez ? »
Comme il semblait que non, elle eut un nouvel éclat de rire retentissant et elle mit les points sur les i sans barguigner:
« Eh ben, par en d’sous...y avait pas b’soin de mettre de pantalon ben sûr ! »
La maman de Framboise ne put retenir une exclamation de surprise. Madame Fernand haussa les épaules en précisant, qu’alors on appelait « pantalon » les dessous féminin. Et elle poursuivit :
« Enfin, j’veux dire, pas toujours. D’toute façon, si j’en avais un, eh ben il suffisait d’un claquement de doigts pour que j’me dépêche d’la baisser. J’savais bien que si j’trainais, ça m’en vaudrait une plus carabinée, alors, croyez moi, j’faisais vite ! »
A ce moment, son visage s’éclaira une nouvelle fois d’un sourire :
« En plus, même dans ces moments là, il aimait à plaisanter, mon Fernand. Alors, parfois, quand j’avais mis une culotte, il prétextait que je lui avais fait perdre du temps pour justifier une raclée supplémentaire. Et quand au contraire j’en avais pas, il osait s’exclamer : « Mais tu t’balades cul nu, ma salope ! Dans le magasin ! t’as pas honte, trainée ? »Et, vlan, j’en prenais une pour ce motif ! »
Et la brosse !
La chose semblait plutôt la faire rire. Surtout qu’elle précisa :
« Et puis, il aimait « varier les plaisirs » comme il disait. Alors, pour ce qu’il appelait les « suppléments », il délaissait le martinet. Faut dire que dans ne boutique comme la nôtre, y manque pas d’autres instruments, et qu’il avait de l’imagination, mon Fernand. Alors, selon son humeur, c’était une cuillère en bois, ou une brosse à cheveux, ou une tapette à mouche, est ce que je sais moi ! »
Redevenant didactique, elle expliqua avec le plus grand sérieux :
« Vous savez, le martinet, c’est pas l’plus terrible. Bien sûr, ça cingle, ça pique, parfois même ça laisse des marques, mais pas longtemps. Tandis que la brosse, mon dieu que ça fait mal ! Ça non plus, on n’en vend presque plus de nos jours, avec les salles de bain et les douches. Mais à l’époque, pour s’laver l’dos, on utilisait de grandes brosses, avec un long manche en bois, vous voyez ? Ça, j’vous dis pas l’effet sur l’popotin ! J’avais beau être fière et serrer les dents, impossible de ne pas crier quand la brosse frappait avec ce bruit mat que j’ai encore dans l’oreille. Après, l’derrière était marbré, bleu violacé. J’pouvais positivement pas m’asseoir, les soirs où mon Fernand avait pris c’te saleté de brosse. Et ce voyou s’régalait à voir mon popotin dans cet état !Y d’demandait de lui montrer. Quand il était encore ravagé le lendemain, ça l’faisait rigoler !
Comme si une idée en entraînait une autre, elle sembla réfléchir un instant puis ajouta :
« Mais c’que j’craignais l’plus, c’est p’être c’était les tuteurs. Oui oui, comme ceux que j’vends encore pour les jardins, en rotin. J’entends encore le sifflement … Oh, là, j’avais l’sentiment que mes fesses allaient être déchirées, j’vous assure! Surtout que ce vicieux avait compris qu’en utilisant une seule badine, ça fait encore plus mal, vous voyez. Quand c’est comme qui dirait un bouquet, ça étale sur tout l’postérieur, hein. Mais quand c’est juste une, mon dieu, là j’pouvais pas m’empêcher de piailler. Et fallait que j’agrippe bien l’escabeau pour tenir debout.
Comme émoustillée par ces souvenirs, elle en évoqua spontanément un autre, avec toujours un sourire ambigu :
« J’vous disais qu’il mettait la pancarte, pour qu’on soit tranquilles, vous comprenez. Mais ça empêche pas, qu’après, fallait vite rouvrir, pour ne pas perdre de clientèle bien sûr. Alors, même quand j’avais les fesses en feu, il fallait bien que je sèche mes larmes, que je tente de ne pas grimacer et de ne pas trop m’frotter l’popotin pour accueillir les clientes »
Elle ajouta même, presque mutine :
« Y a même une fois où ...il avait oublié de retourner la pancarte. On était … en pleine action comme on pourrait dire, quand on a entendu la clochette de la porte d’entrée. J’me souviens, c’était madame Dubreuille, une fière cul si j’peux me permettre, la femme du notaire, de celui d’alors, hein, y a bien longtemps qu’il exerce plus, bien sûr. Y a fallu que je rabatte vite mes jupes, et que je la serve en espérant qu’elle n’avait pas entendu. Mais le plus fort, c’est qu’une fois qu’elle a été sortie, ben Fernand m’a dit : « on n’avait pas fini, c’est quand même pas cette pimbêche qui va m’empêcher d’aller au bout, nom de Dieu ! »Et il a repris où il en était resté, le bougre !J’me suis remise appuyée sur l’escabeau, j’ai relevé l’tablier, et j’en ai pris une carabinée, j’peux vous l’dire ! »
« On est entre femmes »
Brusquement, après ces confidences pour le moins étonnantes, madame Fernand reprit son rôle de marchande comme si de rien n’était, en déposant sur le comptoir les produits demandés. Pourtant, avant que sa cliente ne sorte elle lança :
« Ah, mon dieu...c’est loin tout ça, vous savez. Ça va faire presque quinze ans qui s’en est allé, mon Fernand, alors ... »
Tout indiquait qu’elle ne lui tenait pas rigueur de la sienne. Et comme la jeune femme lui demandait:
« Et … vous avez toujours accepté qu’il vous traite ainsi ? »
Elle répondit tout simplement :
« Ah, dame ! On avait guère le choix, vous savez. Le mari, c’était le mari, que voulez vous ? A qui que j’em s’rais plainte, j’vous l’demande ! Certainement pas à ma mère, qui lui aurait donné raison, j’en suis sûre. Et puis, au fond, j’avais un bon mari, vous savez. Déjà il buvait pas, c’était pas si courant ! Alors, non, j’avais pas de raison de me plaindre. »
Elle se pencha alors , mettant encore une fois sa main devant sa bouche, et, presque en chuchotant, elle glissa :
« Et puis, on est entre femmes, hein madame ? »
L’autre acquiesça d’un mouvement de tête affirmatif. Ce qui amena la mercière à poursuivre :
« Alors, j’peux ben vous l’dire, ces raclées, j’les cherchais pas, bien sûr. J’les craignais même. C’est qu’il avait la main lourde, mon feu mari. Mais ...comment vous dire ...enfin ...y’avait aussi ...des compensations. »
Et devant l’air d’incompréhension de la cliente, elle expliqua :
« Ben … enfin ...j’vous ai dit, c’était un bon mari, ça oui. Mais ...on avait beaucoup de travail, et pis, j’crois qu’au fond, il était pas trop porté sur la chose, si vous voyez c’que j’veux dire. Au moins, j’pense qu’il avait pas trop besoin d’aller courir les gueuses, comme certains que j’connais.... Surtout qu’en vieillissant … enfin, vous m’comprenez.
Une nouvelle fois, un signe de tête et un sourire complice dispensèrent la maman de Framboise de répondre plus explicitement. La mercière, à l’inverse, n’hésita pas à être directe :
« Ben oui ! Je m’en suis aperçue tout de suite, mon Fernand était plus … gaillard après m’en avoir flanqué une bonne. Vous l’savez bien, n’est ce pas, les hommes sont de drôles d’animaux ! J’sais pas si y’en a beaucoup comme le mien, mais en tout cas pour lui, y’avait pas de doute : me foutre ma raclée faisait se lever « l’petit soldat » comme on dit. Et comme s’il voulait en profiter pendant que c’était chaud – mes fesses elles aussi l’étaient – il lui arrivait souvent de … enfin de me prouver que me flanquer une rouste ne l’empêchait pas de m’aimer ... »
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